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Fabrication d’un sillet de guitare compensé : pourquoi ?

Pour ce premier billet (en deux parties), je triche un peu : je reprends et je complète un fil Mastodon sur la lutherie que j’avais posté en septembre 2020.

Sillet de tête sur une guitare.
Le sillet de tête est la partie d’un instrument à cordes qui soutient et espace les cordes en haut du manche. (Photo Wikipédia)

Le problème avec les frettes

La guitare n’est pas un instrument parfaitement juste. Je crois qu’on dit que ce n’est pas un instrument « tempéré », contrairement au piano par exemple. La raison ? Les frettes sont droites et parallèles, alors qu’elles soutiennent six cordes qui diffèrent par leur diamètre, leur composition, et leur tension.

Frettes de guitare.
Les frettes d’une guitare sont des barres métalliques fixées sur le manche perpendiculairement aux cordes, et traditionnellement rectilignes. Elles servent à faire vibrer les cordes à différentes longueur pour produire différentes fréquences, donc différentes notes. (Photo Wikipédia)

Comparons avec les formes volutées de la table d’harmonie d’un piano, ou celles de la console d’une harpe.

Table d’harmonie d’un piano à queue.
(Photo JB Chatel)
Harpe.
(Photo Wikipédia)

Sur une guitare parfaitement accordée avec un sillet de tête droit et des frettes classiques, certaines notes le long du manche vont sonner un peu faux, soit trop hautes, soit trop basses. On compense traditionnellement en partie ces décalages avec un sillet de chevalet incliné, voire partiellement compensé sur les guitares acoustiques, ou totalement compensé sur la plupart des électriques.

Sillet de chevalet sur une guitare acoustique.
Sur cette guitare acoustique, le sillet de chevalet est non seulement incliné, mais également en deux parties : les deux cordes les plus aigues reposent sur un morceau de sillet placé en retrait. (Photo Takamine)
Sillet de chevalet sur une guitare électrique.
Sur cette guitare électrique, le sillet de chevalet est aussi incliné, et entièrement compensé : chaque corde repose sur un morceau de sillet dont la position dans le sens de la longueur peut être ajusté. (Photo Wikipédia)

Évidemment, il ne s’agit que d’une compensation partielle. Jouer sur la position d’appui de chaque corde à un seul endroit ne permet pas de retrouver une justesse, (ou intonation) parfaite. Le sillet de tête et les frettes restent droits et parallèles.

Il existe des guitares dites « tempérées », où le sillet de tête est droit, mais les frettes sont courbées en fonction de la zone d’appui idéale pour chaque corde et chaque note.

Guitares tempérées, à frettes courbes.
Non, cette image n’est pas distordue, ce sont vraiment les frettes qui sont courbes sur ces guitares tempérées. (Photo Nicolas Gardon)

Cette solution extrême induit des contraintes dans le style de jeu, oblige à n’utiliser que le type de corde pour lequel les positions des frettes ont été étudiées, et constitue un casse-tête épouvantable pour la maintenance des frettes (qui, en tant que consommables sujets à l’usure, doivent être régulièrement retaillées et à terme remplacées sur n’importe quelle guitare).

L’art du compromis

Justesse approximative, équilibre entre confort de jeu et frise dans le réglage de la hauteur des cordes, équilibre entre niveau de sortie et interférence magnétique dans le réglage de la hauteur des micros, la guitare est une école du compromis. Je l’ai appris en essayant de comprendre pourquoi la corde de sol ne sonnait jamais parfaitement juste à la fois sur un accord ouvert de do et un accord ouvert de ré, et pourquoi c’était plus flagrant sur une électrique que sur une acoustique.

La tolérance à cette différence de justesse dépend évidemment de l’oreille de chacun. J’ai le malheur d’être suffisament sensible à cette petite variation de fréquence, donc le compromis classique d’un sillet de tête droit et de frettes droites couplés à un sillet de chevalet compensé ne me suffisait pas. En tout cas, sur mes guitares électriques. Mais au fait, pourquoi principalement sur les électriques ?

Le cas particulier des guitares électriques

Comme évoqué plus haut, la différence de comportement de chaque corde provient de sa tension, de son diamètre, mais aussi et surtout de sa composition. Le diamètre de la partie non filetée d’une corde (son « âme ») est ce qui a la plus grande influence dans ce domaine, et le filetage des cordes graves, même s’il joue sur le diamètre général, n’a pas autant d’impact.

Schéma du filetage d’une corde.
Le filetage d’une corde est le câble très fin enroulé autour de l’âme. (Image Wikipédia)

Sur un jeu de cordes acoustiques, quatre cordes sont filetées, et deux sont lisses. Donc l’âme de la plus fine filetée est plus fine que les deux cordes non filetées. Ça explique que le décalage des chevalets acoustiques compensés s’applique aux deux cordes aigues.

Sur les guitares électriques, passée une période où quatre cordes étaient filetées et le chevalet compensé en fonction, seules trois cordes sont en général filetées. Le comportement de la corde de sol est donc totalement différent sur une acoustique et sur une électrique.

Chevalets de guitare électrique ancienne et nouvelle génération.
La compensation de la corde de sol au chevalet n’est pas la même selon que celle-ci est filetée ou non. (Photo Gerry Hayes)

Bref, sur une électrique, ce défaut de justesse de la corde de sol sur les accords ouverts en haut de manche va au delà de ma tolérance. Un jour, j’ai fait un test un plaçant un petit morceau d’allumette sous cette corde de sol, en avant du sillet, et j’ai constaté une amélioration de l’intonation. Ce n’était pas juste mon accordeur qui déconnait ! Alors, comment trouver un meilleur compromis ?

Meilleure invention toujours (comme disent les anglophones)

Je vous présente le sillet de tête compensé.

Sillet de tête compensé sur une guitare.
Le sillet compensé n’est plus droit, mais avance plus ou moins sur le manche selon la corde, pour modifier le point d’appui et donc la longueur totale vibrante de celle-ci. (Photo realparts.com)

De nombreuses expérimentations ont été menées dans ce domaine depuis longtemps, et certains luthiers le proposent à leur clients. Mais dans le domaine grand public, une marque s’est fait une place en vendant des sillets compensés prêts à poser aux dimensions adaptées aux guitares des plus grands fabricants : Earvana. Leur promesse : améliorer le compromis de la compensation.

Tableau de Earvana comparant les défauts de justesse entre un manche équipé d’un sillet classique et un manche équipé d’un de leurs sillets compensés.
Sur ce tableau, on voit les différences en centièmes de ton entre ce qui est attendu et ce qui est perçu sur chaque case d’un manche normal et d’un manche équipé d’un sillet Earvana. Beaucoup de notes trop hautes et peu de notes trop basses sur le manche normal, aucune note trop haute et un peu plus de notes trop basses avec le sillet compensé. Le compromis est meilleur avec ce dernier. (Image Earvana)

J’ai essayé, j’ai adopté.

Sur ma Les Paul, il m’avait fallu poncer le bas du sillet pour l’adapter, mais également le bas de la partie qui s’avance sur la touche car les encoches prévues amenaient les cordes beaucoup trop haut (ce qui est une autre source de défaut d’intonation en plus d’être plus difficile à jouer). Une fois tout bien réglé à ma convenance, j’étais conquis. Lorsque je me suis offert une Casino il y a deux ans, j’ai aussitôt commandé un nouveau sillet Earvana pour l’installer. Mais j’ai également acheté des limes à encoches pour pouvoir baisser l’action des cordes à ce niveau plutôt qu’en ponçant la partie compensée par le bas. En effet, cette partie suit le rayon de courbure du manche, donc c’est assez fastidieux à poncer. La gorge du sillet sur cette Casino étant assez profonde 🐷, j’ai également dû façonner et coller une cale en bois à la bonne dimension. Ça faisait beaucoup de travail pour un sillet prêt-à-poser…

La matière des sillets Earvana n’est pas non plus très satisfaisante : il s’agit d’un plastique certes de meilleure qualité que les horreurs qui sont posées par défaut sur les guitares d’entrée et de moyenne gamme, mais plastique quand même. Qui plus est, qui fonce à force d’être exposé aux projecteurs de la scène de l’Arena à la lumière de mon bureau.

J’avais des limes et j’étais fier du petit travail d’adaptation que j’avais réussi à faire. Et si j’allais plus loin ? 🤔

Je suis allé plus loin.

À suivre !